Le chemin de fer Congo-Océan : « effroyable consommateur de vies humaines »
En 2024, les ANMT s'emparent de la thématique "Travail et migrations" en lien avec leur programmation culturelle du second semestre.
Quels sont les liens entre industrie et flux migratoires ? Qui est à l'initiative du départ ? Comment les travailleurs venus d'ailleurs vivent-ils et sont-ils perçus par la population locale ? Quels sont les secteurs les plus demandeurs de cette main d’œuvre ? Quel impact sur les cultures professionnelles ? Tout au long de l'année, nos dossiers ou documents du mois questionnent les liens entre migrations et travail.
Un chemin de fer pour l’Afrique équatoriale française
La ligne de chemin de fer Congo-Océan relie Brazzaville à l'océan Atlantique. Sa construction constitue un projet colossal mené entre 1921 et 1934. Le chantier est titanesque : il traverse des terrains difficiles irréguliers et une jungle dense. L’intérêt est de désenclaver une colonie française : l’Afrique-équatoriale française (AEF) dont le territoire s’étend du désert du Sahara au fleuve Congo et de l’océan Atlantique aux monts du Darfour. Il s’agit notamment d’accélérer l’exploitation des ressources naturelles de ces territoires.
C’est la Société de construction des Batignolles (SCB) basée à Paris qui établit en 1910-1911 le tracé de l’avant-projet retenu en 1913 par l’administration coloniale. Les travaux commencent le 6 février 1921 : la SCB exerce la régie directe et fait appel à plusieurs petits entrepreneurs. Confrontée aux obstacles géographiques, à la rareté de la main-d’œuvre et aux difficultés d’approvisionnement en matériaux, le gouvernement général de l’AEF décide de confier la gestion du chantier à la SCB à partir d’août 1932. La ligne de chemin de fer est finalement achevée en 1934.
Ce chantier pharaonique est abondamment documenté dans les archives de la Société de construction des Batignolles conservé aux Archives nationales du monde du travail. Les documents concernant la ligne Congo-océan représentent près d’une trentaine de mètres linéaires de documents, de la phase d’études préliminaires jusqu’à l’aboutissement du projet avec la construction du port de Pointe-Noire (République du Congo).
Le recrutement de la main-d’œuvre : fruit de conventions administratives
Motivée par des considérations économiques et de souveraineté, la construction de cette voie ferrée de 500 km a été un véritable défi logistique.
L’administration coloniale est en charge de fournir la main-d’œuvre à la Société de construction des Batignolles. Manquant de moyens humains, elle a recours à une main-d'œuvre forcée, composée principalement de travailleurs africains, recrutés tous azimuts aux quatre coins de l’Afrique-Équatoriale française et au-delà. Ceci occasionne pendant plusieurs années d’importants déplacements de populations.
L'article 4 du contrat conclut le 17 janvier 1925 entre l’administration coloniale et la Société de construction des Batignolles est particulièrement révélateur des conditions de travail de l'époque. Il stipule que l'administration coloniale devait fournir « tout le personnel indigène nécessaire » pour les différentes phases du projet, depuis les études préliminaires jusqu'à l'exécution des travaux. Un plafond de 8 000 travailleurs par an est fixé.
Des graphiques nous renseignent sur l’ampleur et le rythme de ces recrutements dont le pic maximal est atteint entre le 19 et 25 août 1923 avec 4 500 ouvriers, bien loin des 8000 travailleurs contractuellement prévus :
De l’Oubangui-Chari au Mayombe : une aire de recrutement immense
Le recrutement de cette main-d'œuvre s'est fait de manière forcée dans toute l'Afrique équatoriale française. Une lettre du délégué administratif du Gouvernement Général de l’AEF à l’ingénieur-chef de division de la SCB à Pointe-Noire nous renseigne sur l'origine des travailleurs. Le plus important contingent, soit 6 000 hommes, provient de l'Oubangui-Chari (en actuelle République centrafricaine), situé à plus de 1 500 km du chantier. Ces travailleurs doivent effectuer un long et pénible voyage, d'abord à pied, puis en camion et en bateau, avant même de commencer leur travail sur le chantier. Ce périple de plusieurs mois se solde parfois par un renvoi pour inaptitude.
Les travailleurs admis à la visite médicale sont affectés selon leurs capacités à des tâches secondaires ou bien directement à la construction du chemin de fer. L’affectation la plus difficile étant la construction du rail en pleine jungle dans le massif du Mayombe (partant de l’actuelle l’Angola, traversant la République démocratique du Congo vers le Gabon).
Des conditions de travail difficiles sur toute la ligne
Les premières années, l’absence de routes nécessite le recours au portage du matériel pour l’acheminement sur le chantier. Cela nécessite une importante main-d'œuvre pour qui les risques de blessures graves voire mortelles sont très élevés. S’y s’ajoutent le climat, le terrain, l’absence de moyens matériels comme des outils de travail mécaniques ou des équipements de protection ainsi qu’une mauvaise gestion des approvisionnements en denrées alimentaires.
Un rapport hebdomadaire du 7 décembre 1926, établi par un conducteur de travaux, met en lumière l'état de santé préoccupant des travailleurs. Il mentionne notamment des affections pulmonaires et souligne l'urgence de fournir des logements décents aux ouvriers.
De l’Asie à l’Amérique du Sud : la recherche pressante de main-d’œuvre au-delà de l’Afrique
Face aux difficultés de recrutements, aux maladies et à la mortalité élevée parmi les travailleurs africains, l'administration coloniale cherche d'autres sources de main-d'œuvre.
Une volumineuse correspondance entre l’administration française et des ambassades étrangères atteste de recherches infructueuses de travailleurs étrangers, notamment au Japon et au Brésil.
Finalement, c'est vers la Chine que se tournent les autorités. Une lettre de l’ingénieur-chef de division aux administrateurs de SCB du 12 mars 1929 notifie l'arrivée de travailleurs chinois sur le chantier.
L'introduction de travailleurs chinois sur le chantier du Congo-Océan représente un épisode souvent méconnu de l'histoire coloniale. Ces travailleurs recrutés sont dénommés « coolies ». Essentiellement ruraux, exerçant des professions variées sans rapport avec la construction de chemin de fer dans les provinces du nord de la Chine, ils se retrouvent propulsés dans un environnement totalement étranger, confrontés à un climat tropical difficile et à des conditions de travail extrêmes.
Les travailleurs volontaires : vers une catégorie plus privilégiée
En regard de la difficulté des travaux de construction de voies au milieu de la jungle, le chantier de la construction du port de Pointe-Noire semble moins pénible avec un outillage plus moderne et performant. Y apparaît une autre catégorie d’ouvriers : « les travailleurs volontaires » rémunérés et bénéficiant d’avantages en nature. Des listes nominatives avec leur origine montrent l’aire géographique du recrutement.
Plusieurs documents comme une liste du contenu des rations distribuées aux ouvriers témoignent d’une prise de conscience de la nécessité d’assurer à la main-d’œuvre des conditions de vie et de travail décentes.
La construction du chemin de fer Congo-Océan illustre de manière frappante les méthodes et les conséquences humaines des grands projets d’infrastructures au sein des territoires colonisés. Elle met en lumière l'exploitation de la main-d'œuvre locale et étrangère, les déplacements importants et parfois forcés de population, ainsi que les conditions de travail souvent inhumaines qui caractérisent ces projets. Ces conditions sont dénoncées par la presse et des personnalités de l’époque, tel Albert Londres ou André Gide qui parle d'un « effroyable consommateur de vies humaines ». La SCB conserve une revue de presse qui témoigne de ces protestations.
Ce projet, malgré son importance pour le développement économique régional, a laissé une empreinte douloureuse dans l'histoire de la région, symbole d’une expansion coloniale inhumaine.
Sources
- Archives nationales du monde du travail
Société de construction des Batignolles - 89 AQ
Documentation imprimée concernant les sociétés - 65 AQ E847
Pelnard-Considère-Caquot - 1994 35
Conseil national du patronat français (CNPF) - 72 AS 27
Comité central des armateurs de France (CCAF) - 52 AS 506
- Archives nationales d’outre-mer
Gouvernement général de l’Afrique-équatoriale française, Missions d’inspection des colonies - 3D
Gouvernement général de l’Afrique-équatoriale française, Chemin de Congo-Océan - 3H
Bibliographie
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Daughton JP, In the forest of no joy : The congo-océan railroad and the tragedy of french colonialism, WW Norton & Compagny, 2021.
Loumouamou Daniel, L'influence du chemin de fer Congo-Océan sur la région traversée entre Brazzaville et Matoumbou en République populaire du Congo, Université Bordeaux 3, thèse de 3e cycle, 1984.
Mfouli Camille, Le chemin de fer Congo-Océan, témoignage de la colonisation française au Congo Brazzaville : 1921-1938, Université Lyon 2, mémoire de maîtrise d’histoire, 1985
Paquet Dominique et Anberrée Bernard, Congo-Océan ou Le jeu renouvelé du chemin de fer Brazzaville-Pointe Noire, Paris, Chiron, 1990.
Poel Ieme (van der) (dir.), Congo-Océan : un chemin de fer colonial controversé, Paris, L'Harmattan, 2006.
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Sibille Blandine et Tran-Minh Tuan, Congo-Océan : de Brazzaville à Pointe-Noire, 1873-1934, Paris, Frison-Roche, 2010 - ANMT H 7243
"La construction du chemin de fer Congo-Océan" via histoireetmemoires-afrique.usherbrooke.ca. Consultable en ligne.